M.A.- Kaeser: L'Univers du préhistorien

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Titel
L'Univers du préhistorien. Science, foi et politique dans l'œuvre et la vie d'Edouard Desor (1811-1882).


Autor(en)
Kaeser, Marc-Antoine
Erschienen
Lausanne 2004: L'Harmattan
Anzahl Seiten
621 S.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Philippe Henry

Après une longue phase d'oubli, du moins hors des pays anglo-saxons, la biographie historique a opéré depuis quelques décennies un retour en force spectaculaire, d'abord sous la forme de la prosopographie, ou biographie collective, puis dans une optique plus individuelle. Mais elle nous revient fondamentalement redéfinie, par rapport à la biographie traditionnelle du personnage exceptionnel; le renouveau historiographique du XXe siècle a notamment modifié l'éclairage porté sur le rôle de l'individu dans l'histoire. Au sein de ce courant, la «biographie intellectuelle», selon une appellation maintenant consacrée, occupe aujourd'hui une place de plus en plus importante. Il ne s'agit dès lors plus tant de raconter une vie que de comprendre la genèse et l'évolution d'une pensée et d'une œuvre qu'il faut replacer dans un contexte capable d'en expliquer les orientations et les méandres (contexte «biographique» au sens étroit du terme, culturel, social, intellectuel, scientifique, idéologique, politique, matériel...); on met en évidence des influences et des incitations, on reconstitue un «univers», comme dit l'auteur de la présente biographie, mais un univers réel, tel que concrètement vécu par les protagonistes, loin des schémas et des conventions de l'«histoire des idées», abstraite et désincarnée. La démarche postule donc que toute prise de position intellectuelle ou scientifique est en relation étroite avec le cadre de sa production. La détermination de la nature exacte de cette relation est évidemment au cœur de la problématique: alors que la biographie classique du «grand homme» exposait principalement au risque de dérive hagiographique, cette approche doit se garder, en sus, de céder à un déterminisme simplificateur.

C'est à ce «genre historique» qu'appartient la magnifique thèse de doctorat de Marc-Antoine Kaeser, archéologue et historien, thèse soutenue à l'Université de Neuchâtel en 2002, ici publiée dans une version remaniée. La contribution est remarquable, la démonstration très convaincante. Disons tout de suite qu'elle ne tombe ni dans l'un ni dans l'autre des travers possibles mentionnés ci-dessus; la distance critique constamment maintenue par l'auteur avec son personnage et avec ses propres hypothèses théoriques (bien posées dans une introduction substantielle) le met à l'abri de tout reproche à cet égard. La richesse et la densité du résultat sont telles qu'en rendre compte en quelques lignes est une gageure; ces lignes sont très réductrices.

La personnalité et la trajectoire d'Edouard Desor se sont révélées parfaitement appropriées aux ambitions du doctorant. Rappelons brièvement les grands traits de cette existence, aujourd'hui quelque peu oubliée 1). Né en Allemagne en 1811, Desor est poussé à l'exil par ses engagements politiques libéraux et, après des études tronquées et un court séjour parisien, devient en 1837 secrétaire personnel du jeune Louis Agassiz, dont il est un des principaux disciples et auquel il doit sa vocation première de naturaliste. Il suivra le maître aux Etats-Unis de 1846 à 1852, année de son retour à Neuchâtel; il hérite alors d'une confortable fortune neuchâteloise, qui lui donnera une singulière liberté dans l'orientation de ses intérêts et de ses activités scientifiques puis, après sa naturalisation, l'aidera aussi, en tant que pilier du radicalisme neuchâtelois triomphant, à construire une carrière politique bien remplie (Conseil général de Neuchâtel-Ville, Grand Conseil cantonal, Conseil des Etats, Conseil national). Le bilan de cet engagement, en dépit de sa générosité, reste toutefois mitigé, sur le plan cantonal comme sur le plan fédéral. Desor joue notamment un rôle décisif dans l'ouverture de l'Académie cantonale en 1866. Voyageur infatigable, il publie inlassablement le fruit de ses travaux de paléontologie et de géologie, acquérant une réputation mondiale et s'insérant dans un réseau largement international de correspondants savants (dont quelques-uns se réunissent parfois, en «colloque informel», dans sa fameuse et charmante propriété de Combe-Varin). Dès la fin des années 1850, c'est-à-dire assez tardivement, il commence à s'intéresser sérieusement à l'«anté- histoire», domaine de connaissance alors balbutiant, principalement sous l'effet de l'invention des sites «lacustres» en Suisse et dans le canton de Neuchâtel. Il va dès lors figurer au premier rang des animateurs européens du phénomène de la naissance d'une archéologie véritablement scientifique, par ses propres travaux sur l'Age du Bronze comme par ses efforts déterminants en faveur de la constitution d'une communauté internationale de préhistoriens.

Dans l'hypothèse susdite de l'influence du contexte sur les œuvres, la vie riche en expériences de Desor, son dynamisme intellectuel, son intégration très active dans les réseaux scientifiques et sa participation de premier plan aux grands débats de son temps constituaient évidemment des attendus prometteurs. Mais la grande chance de l'auteur, c'est la richesse véritablement exceptionnelle de la documentation disponible. Pour l'essentiel, en dehors des innombrables publications de Desor, un peu déroutantes par leur diversité, mais témoins éloquents d'une infatigable curiosité intellectuelle et d'une force de travail peu commune, les archives privées de Desor, conservées aux Archives de l'Etat et à la Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel, ne contiennent pas moins de 15000 lettres reçues (1500 correspondants), 18000 pages de copies de lettres expédiées par Desor, rédacteur en outre d'un journal personnel en 75 carnets. A quoi s'est principalement ajoutée l'exploitation de nombreux autres fonds de familles neuchâteloises ou suisses, ainsi que des correspondances de savants multiples, dont celle d'Agassiz conservée à Harvard University ou à Washington.

Encore fallait-il savoir naviguer sur cet océan documentaire sans s'y noyer. Marc-Antoine Kaeser a bourlingué en loup de mer et s'en est tiré avec une parfaite maîtrise. La structure du travail est classiquement chronologique, ce qui, sans déboucher sur une reconstitution linéaire, permet l'exposé commode de la genèse et de l'évolution d'une vision scientifique, ou de la construction d'une identité et de sa dynamique. Au gré du déroulement détaillé de la vie de Desor, finement observée sans fioritures inutiles, se succèdent les éléments variables de la contextualisation de son œuvre, dont ils révèlent la complexité des fondements édifiés au gré de la confrontation de la pensée du savant avec les grands courants d'idées de son temps. A chaque étape apparaît une thématique nouvelle, satisfaisant le lecteur historien des sciences, géologue, paléontologue, archéologue, préhistorien... ou simplement historien. Aux côtés d'Agassiz, mentor autoritaire avec lequel Desor se brouillera bientôt irrémédiablement, il participe à l'«épopée glaciaire» alpine et, via la géologie scandinave, touche une première fois à la préhistoire. Aux Etats-Unis, où s'affirment ses vieilles convictions libérales et républicaines, il apprend, en fréquentant le pasteur Théodore Parker qui le révèle en somme à lui-même, à concilier son credo scientifique avec une foi humaniste bien éloignée des dogmes et du formalisme. De retour à Neuchâtel, dès lors à l'abri des soucis matériels, il devient un notable: professeur, puis homme politique, il sert loyalement la République radicale, tout en opérant bientôt sa conversion du naturalisme à la préhistoire, champ de recherche qui verra son épanouissement et dont l'analyse occupe un bon tiers du livre.

L'auteur est aussi à l'aise dans l'étude de la pensée scientifique du siècle et de ses soubassements idéologiques que dans celle des pratiques et des milieux scientifiques américains des années 1840, ou encore du microcosme politique neuchâtelois.

Cette thèse, écrite d'une plume élégante et précise, se lit avec facilité. Passionné, Marc-Antoine Kaeser nous offre une passionnante et réjouissante étude, qui fera date dans l'histoire et la sociologie des sciences, dans l'historiographie biographique – et dans l'histoire neuchâteloise.

1) Et commodément résumée par Marc-Antoine KAESERlui-même, dans Biographies neuchâteloises, tome 3, De la Révolution[de 1848] au cap du XXe siècle, Hauterive, 2001, pp. 77-82.

Citation:
Philippe Henry: Compte rendu de: Marc-Antoine Kaeser, L'Univers du préhistorien. Science, foi et politique dans l'œuvre et la vie d'Edouard Desor (1811-1882), Lausanne, Société d'histoire de la Suisse romande, 2004, 621 p. Première publication dans: Revue historique neuchâteloise, année 142-3, 2005, p. 237-239.

Redaktion
Veröffentlicht am
16.12.2010
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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